mardi 17 juillet 2012

Tiens bon, Bonkano !


Un extrait de cette nouvelle a été publié sur ce blog lors de la « crise alimentaire » qui avait fait, au mois d’avril, l’objet d’un reportage d’Erik Orsenna dans Le Monde. La voici en entier. On verra que la malédiction du pays est évoquée sous d’autres aspects plus subtils, plus cruels,  notamment à travers la pernicieuse dégradation communautaire engendrée par la ville – autre personnage central de cette histoire comme de celle, encore très récente, du Niger : une capitale crée quasiment ex nihilo par la colonisation.
Texte éblouissant par sa simplicité, sa sensibilité écorchée et sa rage. Quand l’humour noir, ou jaune, est méticuleusement servi par un réalisme tel qu’on en oublie la posture littéraire et l’acte civique de provocation.
Et aussi : « Tiens bon Bonkano » est le spectacle qui a été le plus joué par la Compagnie Arènes Théâtre.
Béto dans le rôle de Bonkano. Photographie de Abddoul Aziz Soumaïla.

Tiens bon, Bonkano !



Moi, Bonkano, je ne tends pas la main vers le premier venu.
Je ne demande pas l’aumône à n’importe qui. Surtout pas aux gens qui te traitent de fainéant parce que tu as demandé une pièce pour manger. Ces petits types au cœur desséché, d’habitude, je les reconnais de loin.
Mais le gars de tout à l’heure avait l’air d’un monsieur vraiment bien. Il y avait plein de monde à la station de taxis du Petit Marché. Je l’ai tout de suite repéré. Le boubou très ample et très richement brodé, il marchait, balançant fièrement une mallette noire. Le bon client quoi ! Il venait vers moi. Je me suis mis sur son chemin, et j’ai tendu la main :
- Bénis sois-tu, ô toi qui passe ma pitance !
Il s’est arrêté. Et il m’a fixé droit dans les yeux. Il m’a regardé. Il m’a souri. Et puis il m’a demandé :
- Comment te nommes-tu ?
Comment je me nomme ?
Voici quelqu’un qui s’intéresse à mon nom avant de m’offrir quelque chose ! Depuis vingt ans, les gens se contentent de me héler : « Ho ! Hé ! » Certains n’ont même pas le temps de me désigner : « Tiens ! Voici ! Voilà ! » Honnêtement, cela ne m’a jamais dérangé. D’ailleurs, moi non plus je ne cherche pas à connaître leurs noms. L’important ce n’est pas le nom des gens mais les actes qu’ils posent et leurs conséquences.
Et puis, qu’est-ce que ça fait si personne ne sait comment je me nomme ? Qu’est-ce que ça fait, hein ?
Ça fait : un nom, ça s’use quand on ne s’en sert pas. Eh oui ! J’avais commencé à oublier mon nom… ça fait que je suis resté là, souriant bêtement au monsieur de la mallette noire qui a cessé de sourire. Il a pris son inspiration, il a levé le doigt à la hauteur de mon nez. Il m’a dit… Aïe ! Il vaut mieux être sourd que d’entendre ce qui sort de certaines bouches. Il m’a dit :
- Je vais te donner un conseil. Un bon conseil. Un conseil d’ami…
Ils me dévisagent. Ils pouffent de rire. Et moi, j’étais comme tétanisé par le constipé qui me faisait la leçon en pleine rue.
- Tu dois comprendre, mon cher, que la vie a changé. Tu dois te dire que… Tu dois savoir que…
Il a prêché chacun de ses commandements, en écrasant son index sur ma poitrine :
- Tu dois… Tu dois… Tu dois…
Les gens riaient. Et moi ; j’étais là, bouche bée, foudroyé, incapable d’armer la gifle que je lui devais, incapable de casser ma canne sur les dents de ce… ce…
Par Dieu, que je le rattrape seulement… Cette canne lui dira mon nom ! Je finirai bien par le coincer quelque part dans cette ville.
Non mais, pourquoi les gens ne donnent-ils que ce qu’ils ont de sale, de pourri et de nauséabond ?
Une fois j’ai suivi une femme bien sapée, parfumée et pomponnée. Tout brillait sur elle. La peau, les vêtements, les bijoux.
Je l’ai suivie jusque dans sa demeure. J’imaginais la maison aussi brillante que la maîtresse. Je me suis retrouvé dans une décharge publique après la pluie. Mais bon, j’y étais déjà entré. Je ne pouvais plus ressortir sans rien dire. Je suis resté juste au seuil du portail, le plus loin possible de cette saleté. Et je criais le moins possible :
- Donnez-moi, vous par qui ma faim sera comblée !
Et je priais très fort intérieurement :
- Mon Dieu, faites qu’elle ne m’entende pas ! Faites qu’elle n’ait rien à donner… Bon Dieu, s’il te plaît, épargne-moi du don de cette femme ! Hé bon Dieu, tu ne vas pas me faire ça ! Voici qu’elle me sourit. Elle me tend une casserole…
Mon père m’a toujours dit qu’on ne refuse pas un don. Mais ça ! Ce qu’il y avait dans la casserole ? C’est du poison : un rôti de poulet, grouillant de vermines grosses comme la morve d’un enrhumé. J’ai filé.
La bonne dame criait après moi :
- Holà le mendiant, attends ! Hé, ho ! Mais attends !
Qui va attendre ? Je suis un mendiant, moi, pas une poubelle !
Donnez, vous qui avez reçu…
O passants
Pensez aux…
- Comment te nommes-tu ?
Ce petit constipé à la mallette bourrée de vérités m’a vraiment eu ! Il y avait plein de monde à la station du Petit Marché, et c’est à lui seul que je me suis adressé. Vraiment, l’âne que tu montes, jamais ses oreilles ne sont à portée de mains quand il te terrasse. Est-ce obligé de décliner son identité – nom – prénom – date – et – lieu – de – naissance pour recevoir l’aumône ?
Ce qui m’énerve le plus c’est que j’ai voulu répondre à ce fanfaron. Je ne devais même pas. Les gens qui donnent, ils donnent. C’est tout. Ils ne demandent rien.
      Donnez
      Donnez, vous qui avez reçu
      O passants…
Et en plus, c’est moi que ce minable accuse de… Est-ce que, moi, j’ai cherché à venir dans cette ville ? Je ne voulais même pas. J’étais quelqu’un, moi ! Et je vivais tranquille dans mon village.
Mais bon, la vie a fait ce qu’elle a fait.
Beaucoup de chefs de famille avaient fui dès le début de la sécheresse. Je uis resté, moi ! Et j’ai affronté les yeux de mes enfants et les soupirs de ma femme.
On nous annonçait des distributions de vivres partout dans le pays sauf chez nous. La télévision nous montrait des ministres souriants qui erraient chaleureusement la main des représentants d’organisations donatrices. Derrière eux, s’entassaient plus haut qu’une maison des sacs de céréales, des boîtes de sardine, et des cartons de lait en poudre. Un matin, tout le village a formé une longue colonne qui s’est ébranlée en direction de la capitale.
Pourquoi moi je continuerais à attendre ?
Nous avions marché en silence. Cinq jours. Poussés par l’espoir de manger et de boire enfin. Cinq nuits. Hantés par l’image de ces ministres gras et luisants comme des ports.
Au sixième jour, nous voici aux abords de la capitale. Des militaires viennent à notre rencontre avec les mêmes camions qui distribuaient de l’eau et des vivres. Nous improvisons un chant en hommage aux guerriers des temps modernes qui ne combattent plus leurs semblables, mais la faim.
Le chef des soldats exige le silence, puis se lance dans un long discours.
- Mes frères, mes sœurs, comme vous le savez, la sécheresse a été envoyée par le bon Dieu pour punir nos anciens dirigeants. La cupidité de ces renégats est désormais démasquée. Vos souffrances sont terminées. Le pouvoir appartient à l’armée. Le nouveau Gouvernement sera aidé. Les pays amis l’ont promis. Désormais, tous les enfants du pays sont filles et fils de la même mère. Le Nouveau Gouvernement l’a décidé. Plus personne ne mourra de faim dans ce pays. Le Nouveau Gouvernement l’a juré.
C’est le délire dans nos rangs d’affamés : applaudissements, you you, cris de joie. Certains ont même trouvé la force de danser.
- Silence !

Le sergent n’a pas fini. Sa voix est maintenant dure et pleine de reproches.
- J’ai reçu l’ordre de ne laisser personne entrer dans la capitale. Le Nouveau Gouvernement a promis de vous aider. Retournez dans votre village et attendez là-bas. La capitale est déjà pleine comme un œuf. Chacun doit rester à sa place. Vous n’êtes pas des citadins. La ville n’est pas bonne pour vous. Rentrez chez vous avant qu’on ne vous chasse. Le Nouveau Gouvernement…
Un tonnerre de protestations étouffe le reste.
Nous nous remettons à marcher vers cette ville qui semblait contenir toute la nourriture de la terre. Les soldats mettent un genou à terre. Ils pointent leurs armes sur nous. Le sergent crie des menaces. Est-ce qu’une vache morte a encore quelque chose à craindre du couteau ?
Nous avançons, décidés à mourir sur place plutôt que d’aller crever loin des caméras de la presse internationale. Les soldats ont le doigt sur la gâchette. Ils suent. Ils tremblent. Ils ont peur. Le sergent menace toujours. Mais sa voix n’est plus qu’une plainte larmoyante :
- Encore un pas et vous êtes mort… Je vous en prie mes frères !... Rentrez chez vous, pardon ! … N’avancez plus sinon… C’est à toi que je parle non ! S’il te plaît recule ma sœur ! Ne m’obligez pas à tirer !
Le sergent n’a pas ordonné le tir. Mais nous n’avons pas été admis dans la Capitale. On nous a parqués comme des chèvres rebelles dans un vaste enclos, cerné de barbelés. Un camp d’accueil pour les populations éprouvées par la famine. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés sous des tentes de toile. Les gens appelaient ça Le Lazaret.
On nous donnait à boire, à manger, et même des soins. Le soir, on nous parlait de l’exode rural, de notre prochain retour à la maison, à la responsabilité et à la dignité.
Le Lazaret était une ville hors de la vie. Une parenthèse dans laquelle l’avenir c’est le prochain repas. Tout autour, il y avait la capitale qui semblait toujours en fête avec l’émerveillement des klaxons et des néons. Mais attention ! les soldats veillaient. Aucun de nous ne pouvait s’échapper.
Le Lazaret était dirigé par Monsieur Patrick, un jeune volontaire que tout le monde appelait Maïgari Patrick. Nous l’aimions bien à cause de son humilité et sa bonne humeur.
Un jour, Maïgari Patrick a convoqué tous les adultes en réunion. Ce jour-là, il avait une mine lugubre et le regard bas.
- Mes amis ça ne va pas ! Nous sommes 4 746 femmes, hommes et enfants. Nous consommons une tonne de vivres et de médicaments par jour. Depuis dix jours nous ne recevons plus d’aide. Nos réserves actuelles nous permettront de tenir au plus deux semaines. Si nous réduisons la consommation des adultes de moitié, nous pourrons gagner trois semaines supplémentaires. Mais après, c’est la mort. J’ai fait des calculs ! Si la tendance se maintient, dans six semaines nous serons tous morts de faim…
Un immense fou rire envahit l’assistance. Les gens se tiennent le côtes et se donnent des tapes dans le dos. Maïgari Patrick devient tout rouge :
- Non mais qu’est-ce que vous avez ? Je vous assure que ce n’est pas une blague. Tenez, regardez ! J’ai réalisé des statistiques et des schémas pour vous permettre de visualiser la situation.
Alors toutes sortes de courbes et de diagrammes défilent sur l’écran géant disposé derrière lui. Maïgari Patrick fait parler les images :
- Dans les quatre prochaines semaines, les 854 enfants et les 391 femmes enceintes du camp vont fatalement succomber à la famine, puis vers la cinquième semaine suivront les hommes malades. A la huitième semaine, il n’y aura ici qu’une centaine de jeunes gens de moins de 20 ans. Ils seront tellement éprouvés qu’ils auront l’air d’octogénaires grabataires.
La démonstration est pleine de rigueur. Les gens sont morts de rire. Finalement, un vieillard demande la parole.
- Maïgari Patrick ! Il y a ici plus de vivres que nous n’en mangeons en un an. Et puis ce sont pas les sacs de vivres qui empêchent la mort. Ou alors nous ne mourrons pas de la même mort. D’après vos calculs nous sommes des anciens morts. Et pourtant, vous voyez bien que nous sommes vivants. Hey ! Vous ne pouvez pas chiffrer la volonté de Dieu.
Alors Maïgari Patrick devient complètement hystérique :
- Ah bon c’est ça ? C’est donc vrai qu’on ne peut pas vous traiter en en personnes responsables et en adultes ! Eh bien, moi je vais vous apprendre à vivre. Bandes d’inconscients. Si vous croyez que vous allez continuer à vivre au-dessus de vos moyens et sur le dos du monde… Désormais, il va falloir vous ajuster !  Vous mangerez à la sueur de votre front ! Et ceux qui ne suivront pas la marche de la rationalité, je les débarquerai hors du camp. Ils s’arrangeront avec les militaires. Et eux, vous le savez, ils se feront un plaisir de vous renvoyer à votre brousse. Oui, on va vous ramener sur vos arbres. Là vous pourrez continuer à rire comme des imbéciles. Vous… Vous…
Le lendemain les choses ont vraiment changé dans le camp. Moi, j’ai été intégré dans une équipe chargée du transport des vivres. Notre travail consistait à vider les magasins où était stockée l’aide alimentaire pour garnir les domiciles de certains individus qui étaient déjà grands, gros et gras : des officiers de l’armée, des hommes d’affaires, des notabilités politiques et autres profiteurs au statut mal défini. Nous ne travaillions que pour engraisser les voleurs qui mendiaient en notre nom.
A la première occasion, je ne suis pas remonté dans le camion qui nous ramenait au Lazaret. Je ne voulais plus servir de fonds de commerce pour les bandits des grands salons. Je voulais travailler, moi ! Gagner assez d’argent pour retourner au village.
J’ai erré dans la ville proposant mes services à qui voulait. Je dormais là où le sommeil m’avait surpris.
Je pensais rapidement remonter la pente. Mais il y avait dans la ville trop  de gens affamés, prêts à se vendre pour une bouchée de pain.
J’ai encore connu la faim. La vraie faim. Oui, moi, Bonkano du village de Fafa, je suis devenu mendiant.
      Donnez
      Donnez, vous qui avez reçu
      O passants
      Pensez aux pauvres
      Prêtez à demain
      …
Extrait de "Un guerrier Dendi", bande dessinée de Sani à paraître.


Au début, j’ai cru qu’il suffisait de réciter mécaniquement des versets du Coran au feu rouge. J’ai cent fois tendu une main vide et un regard plein de détresse vers des passants qui ne me regardaient pas. J’ai mille fois raconté comment la famine a dévoré ma femme et mes enfants à des gens qui ne m’écoutaient pas.
Ça ne sert plus à rien d’exhiber la purulence de sa lèpre au dégoût des âmes sensibles, ni d’exposer ses douleurs au trouble de la mauvaise conscience. Ça ne marche plus.
Ça ne marche plus depuis que la télévision, les organisations humanitaires du Nord et les ministres des affaires étrangères du Sud ont banalisé le malheur. Les grossistes de la misère et les courtiers de la catastrophe ont intoxiqué la charité. Ils ont convaincu chacun que son prochain est un lointain ; que ce qui se passe ailleurs est toujours plus urgent, plus grave ; que le don est exécrable parce qu’il humilie les individus ; que l ‘Aide est préférable parce qu’elle n’atteint personne. Maintenant quand tu dis aux gens :
-       Voyez comme je souffre !
On t’assure que tu vas très bien. On te montre des reportages télévisés. On t’invite à pleurer sur des charniers, des camps de réfugiés et des ghettos à l’autre bout du monde. Il y a trop de malheurs intéressants sur terre.
Finalement tu ne sais même plus ce qu’il faut faire pour force les gens à regarder autour d’eux ; à côté d’eux, là tout près, sous leurs yeux.
-       Fais-moi don d’une pièce, ô toi mon frère, donne-moi !
Il passe. Tu as beau crier et tendre la main jusque sous son nez :
-       Fais-moi don d’une pièce, ô toi ma sœur, donne-moi !
Elle n’a même pas le temps de te regarder.
Ils passent tous sa      ns voir. Comme s’ils avaient de la braise dans la culotte. Ce n’est pas qu’ils se détournent. Non, ils passent comme si tu étais transparent. Ils te traversent. Et ce sont les plus gentils ! Les autres prennent un malin plaisir à te couvrir d’insultes :
-       Kaî ! Fiche-moi la paix ! Tu ne peux pas travailler comme tout le monde ?
Ça, ça te donne envie de disparaître sous terre. Un vrai coup de poing en pleine figure. Alors, tu baisses la main. Tu baisses les yeux. Tu cèdes le passage. Tu t’aplatis contre le mur, en te demandant combien de gens ont été témoins de ta honte.
Après un coup pareil, tu n’as plus vraiment le goût de tendre la main vers le passant suivant. Tu n’as plus la force de parler. Tu te places sur son chemin, de façon à être vu, la main tendue, le regard implorant. Dans ta tête, il y a une petite voix qui demande :
-       Qu’est-ce qui sera le plus humiliant : s’il passe sans me regarder ou s’il me jette une pièce par terre.
Alors ça te prend l’envie de te coucher sur leur chemin. Là, par terre. Au milieu du trottoir. Non ! En travers. Et de tout ton corps ! Et puis, de pourrir tout de suite. Sinon il y en aura qui viendront t’enjamber ou carrément te marcher dessus.
La générosité a vraiment déserté les cœurs. Les gens ne croient plus à rien. Ils n’espèrent plus rien. Ils se sont délestés de leur conscience. Avant, on pouvait leur dire :
Ouvrez vos yeux sur mes plaies
Ouvrez-vous les portes du paradis !
Ils donnaient. Ou alors ils te souhaitaient d’avoir plus de chance avec un autre. Et ils avaient honte de manger à côté d’un affamé. Mais c’est fini tout ça : maintenant, on mange les affamés.
- Tu dois te dire que les autres ne peuvent pas travailler pour te nourrir ! Tu dois savoir que ce n’est pas facile pour personne ! Tu dois…
Tout ce pays ne vit que de mendicité. Mais c’est à moi seul qu’il reproche de tendre la main… Parce que justement moi, je ne m’en cache pas. Quand je n’en ai pas, je demande à celui qui en a. C’est tout !
Il y a quand mêmes des rencontres qui te font plus mal que la faim, la perte des personnes qui te sont chères ; des rencontres qui t’empoisonnent le cœur et la tête pour longtemps. Non mais, pourquoi les gens parlent-ils sans réfléchir un peu ?
Un jour, je suis entré dans la maison de la femme la plus prétentieuse du monde. Elle n’avait rien à donner, ou bien elle ne voulait pas : c’est pareil. Alors elle m’a dit :
-       Si seulement, je pouvais mendier moi aussi !
Prétentieuse ! Prétentieuse et menteuse ! N’est pas mendiant qui veut !
D’abord il faut connaître la ville. De fond en comble. Saison par saison, jour par jour, heure par heure il faut savoir où se positionner. Ensuite, il faut savoir observer les gens. Apprendre à reconnaître les petits types au cœur de pierre et à la parole pourrie. Il faut aussi maîtriser plusieurs langues. Il y a de petites âmes qui te laisseront mourir de soif simplement parce que tu ne sais pas demander de l’eau dans leur langue maternelle.
Le mieux c’est de ne parler aucune langue susceptible d’exciter leur tribalisme et leur régionalisme. Pour ça il suffit de réciter quelques formules en Arabe. Ils n’y comprennent rien, mais qu’importe. L’objectif n’est pas de communiquer mais de désarmer l’indifférence. Les temps sont durs.
Et les gens encore plus. Mais il faut les comprendre : les rues sont envahies de mendiants de tous poils.
Des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des handicapés, des bien portants, des faux mendiants, des mendiants occasionnels, des clandestins, des furtifs, des intermittents, des fraudeurs, des illégaux de toutes catégories.
Vous avez les petits types minables qui parcourent les rues, équipés de fausses ordonnances médicales, le visage chiffonné, et la bouche ornée d’une histoire plus que pathétique :
-       Bonjour grand frère, ma femme est couchée sur la table de la maternité. Donnez-moi mille francs sinon elle va mourir avec le bébé.
Vous avez aussi le mendiant qui laisse croire qu’il est au-dessus de la mendicité. Le commis bien habillé avec valise de diplomate, cravate et tout. Il vous tombe dessus avec un sourire faux. Il prend l’air de celui qui se retrouve dans la gêne, par distraction ou par négligence.
-       Excusez-moi, monsieur, mais il m’arrive quelque chose de drôle…
C’est le coup de la dame bien sapée, rouge à lèvres, talons aiguilles, et sac à main en faux croco. Elle arrive, pressée et affolée, en brandissant la clef de sa prétendue voiture.
-       Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger… Voilà, je suis venue faire des achats dans ce magasin… Bon vous savez comment ça se passe : on vient pour une chose, on en ressort avec dix autres auxquelles on ne pensait pas en entrant. Résultat : mon porte-monnaie est vide. Le problème c’est que je constate que le réservoir de ma voiture aussi est vide. Je suis en panne sèche ! C’est bête ! …Est-ce que vous voudriez bien m’avancer trois mille francs pour me dépanner ? Je vous le rendrai dans un quart d’heure.
Ça marche toujours. Ce que jolie femme veut bien, ce n’est pas vilain mâle qui l’empêche. Le pauvre gars crache le morceau en se racontant tout un roman. Evidemment il n’aura ni la proie ni l’ombre.
Alors il deviendra insensible au désespoir qui tend la main dans les rues.
Vous avez aussi ces faux croyants qui surgissent à la fin de la prière avec un chapelet de formules toutes faites à la bouche :
-       … Mes chers frères en Islam… Hier, il y a eu un incendie chez nous. Mon père a été gravement brûlé. Nos vivres aussi. Mon père est dans le coma depuis trois jours. Je n’ai pas mangé depuis une semaine… merci ! Dieu te bénisse ! …. Que Dieu vous bénisse !
Ou encore les grands messieurs, bonnet rouge et bazin brodé, qui envahissent l’écran après les mauvaises récoltes :
-       Communauté internationale ! La situation agro sylvo pastorale est catastrophique. Nous accusons un déficit alimentaire de l’ordre de 30 000 tonnes. Le cheptel est décimé. Au secours ! Aide d’urgence. Solidarité internationale ! Communauté internationale ! Nous avons la main tendue !
Evidemment, ça n’est pas un mendiant, c’est un ministre.
En vérité, ce n’est pas la générosité qui a disparu. C’est la misère qui a prospéré. La méchanceté aussi. Moi, je ne cesse pas de me dire :
-       Tiens bon, Bonkano, ne baisse pas les bras, garde ta main tendue !
Dès l’aube, je me poste près du pont au croisement des trois rues. Tous ceux qui cherchent quelque chose viennent là pour offrir un sacrifice crépusculaire : les fiancés anxieux, les épouses délaissées, les employés menacés de chômage, les cadres en mal de promotion, les politiciens aux ambitions inassouvies, bref tous les petits blessés et les grands malades de la vie.
Souvent, j’attends longtemps et pour rien. Personne ne vient demander l’aide de Dieu ni le coup de pouce du diable. C’est à croire que personne, dans cette ville, ne brûle de désir, ne souffre de détresse, ne couve quelque rêve excitant ou quelque haine tenace.
Ensuite, je vais les attendre à la mosquée. Là, je demande la miséricorde pour tous les croyants et même pour les autres : Rien ! Personne pour dire : « Tiens ! »
Après la mosquée, je vais dans les quartiers ; avec l’espoir de me faire offrir les restes du dîner de la veille, des carreaux de sucre ou même une ou deux petites pièces de monnaie.
-       Avez-vous bien dormi, bonnes gens ? Soyez bénis, vous par qui passe ma pitance ! Donnez ! Dieu vous le rendra au centuple !
Il faut frapper à toutes les portes. Dans les rues, c’est pareil : rien que des passants pressés et agressifs.
Dieu merci, je réussis à gagner ma vie malgré les pingres et les méchants. Que Dieu nous prête seulement longue vie, qu’il nous ramène l’abondance, et avec elle la charité !
      O passants
      Pensez aux pauvres
      Prêtez à demain
      Quelqu’un pour me faire aumône
      Quelqu’un pour me donner !
      Qui pour me faire don d’une pièce ?
A force de tendre la main vers toutes celles qui voulaient bien me donner, j’avais même commencé à mettre quelque chose de côté : une pièce par-ci, une autre par-là. Et petit à petit, me voici arrivé au jour qui aurait dû être le dernier de ma vie de mendiant. J’avais mon plan. Il était bon. A la fin de cette journée, j’allais arrêter ce foutu métier et commencer une nouvelle vie… Enfin c’était ce que je croyais.
Mais c’était un jour comme aujourd’hui. Un jour de mauvais rencontres. Un de ces jours où la vie se passe loin de toi. Tu as beau aller vers elle, elle est toujours devant. Toujours plus loin.
Ce jour-là, la police ramassait les vagabonds pour les jeter hors de la vue de je ne sais plus quels hôtes de marque. Je me suis retrouvé pris dans une rafle. Les policiers m’ont jeté dans leur fourgon jusqu’au poste. Là, ils se sont saisis de la vieille chaussette qui me servait de bourse. Ils l’ont ouverte : surprise et émerveillement.
-       C’est pas possible ! Eh, les gars venez voir ça !
Voici une bonne dizaine de policiers brandissant leurs matraques :
- Y a quoi ? Y a quoi ?
Leurs yeux tombent sur mon bien. Leurs matraques leurs tombent des mains. Et tous ensemble :
-       Où a-t-il pris tout cela ?
Un brigadier ordonne :
-       Comptez-moi ça !
Ils ont compté. Le compte était bon. Ils ont tout noté dans un calepin et ils m’ont fait signer. Ensuite, ils m’ont conduit dans le bureau du commissaire.
C’est là que j’ai compris que les voleurs ne sont pas ceux qu’on croit.
-       Tu dis t’appeler Bonkano ? Tu n’as aucune pièce d’identité sur toi. Par contre, tu transportes la coquette somme de 997 000 francs. Explique-moi un peu cela… Ah oui ! Toi, tu fais des économies ! Et tu es devenu millionnaire… Un mendiant millionnaire !
Le commissaire trouvait que c’était trop pour moi seul. Pourtant, ça m’a pris dix-sept ans ! C’est à dire 204 mois. Pour simplifier, considérons que les mois ont trente jours… Voilà ! ça fait 6 120 jours ou encore… 73 440 heures. Je ne compte que des journées de douze heures de travail : à peine 15 francs l’heure.
15 francs l’heure ! Le commissaire était scandalisé :
-       Ne vous moquez pas ! Moi, je suis commissaire de première classe, docteur en droit et docteur en criminologie ; et je travaille depuis neuf ans. Je n’ai aucune économie. Je n’ai que des dettes.
J’ai eu envie de lui dire que moi, Bonkano, je ne suis pas devenu mendiant pour me nourrir du travail des autres, que lui, il avait la chance de pouvoir organiser son avenir. Mais j’ai eu peur de le vexer. J’ai gardé le silence. Lui, il a enchaîné :
-       Ne m’oblige pas à te faire mal. Dis-moi où tu as volé cette somme.
-       Non mais, mon commissaire, vous m’accusez de vol ?
-       Tout à fait. Tu l’as volé !
J’ai juré sur tous les saints, sur tous les prophètes, sur tous les livres saints. J’ai continué à jurer au tribunal. Les gens riaient à gorge déployée quand j’ai sorti ma calculatrice pour reconstituer mes économies. J’ai expliqué que pendant dix-sept ans je n’ai pas cessé de dire :
-       Tiens bon ! Ton plan est bon. Garde la main tendue !
Le juge m’a donné six mois. Et maintenant ce petit minable vient me…
-       Je vais te donner un conseil. Un bon conseil ! Un conseil d’ami ! … Tu dois comprendre que chacun doit travailler pour construire le pays !
… Je le tuerai !
Tu as beau courir, je t’aurai ! C’est sûr que nos chemins finiront par se croiser dans les rues de cette ville, alors tu sauras qui je suis.
A quoi bon ?
S’il trouve son bonheur à m’humilier en pleine rue, eh bien qu’il le prenne ! Moi Bonkano de Fafa, je luis fais aumône de cette joie.
      O passants
      Pensez aux pauvres
      Prêtez à demain
      Quelqu’un pour…
Une fois quand même j’ai fait une vraie rencontre. C’était une belle matinée d’hivernage. Je me suis arrêté devant le portail d’une maison plutôt riche. En tous les cas les propriétaires ne doivent pas être dans le besoin.
Ça se voit surtout au portail. Les gens qui sont dans le besoin, ils ne ferment pas leur maison. C’est peut-être une façon de laisser la porte ouverte à toute aubaine qui viendrait à passer.
Bref, j’ai frappé à cette porte.
-       Bonnes gens, que le Très Haut vous gratifie de sa miséricorde, vous qui pensez aux indigents !
On m’a ouvert. Un joli brin de femme avec un sourire doux comme une bénédiction. Elle m’a fait entrer. Je l’ai suivie à travers la vaste cour. Elle balançait devant moi un derrière vraiment rassasié.
En réalité je ne pensais pas à ces choses-là. C’est normal : je suis un mendiant. Les femmes ne me remarquent pas. Sauf quand je fais suffisamment de bruit avec ma litanie :
-       Donnez, bonnes gens, donnez !
Evidemment elles entendent : donnez des restes de casseroles, donnez des noix de colas, donnez des carreaux de sucre. Pas plus. Dieu merci c’est déjà beaucoup. Et puis il faut dire que je n’ai jamais demandé plus.
La dame m’a conduit à la cuisine. Elle m’a offert des mets tellement beaux qu’on a pas envie de les toucher, ni de les souiller de sa salive.
Et elle s’est arrêtée tout près de moi. Pour bavarder. Elle voulait que je lui parle de la ville qu’elle ne connaissait pas. Elle se plaignait d’être trop occupée du réveil au coucher. Si au moins on lui confiait des courses à faire ! Mais non ! Elle était cloîtrée du matin au soir ; alors qu’elle n’était même pas mariée.
Elle me parlait comme si elle me connaissait depuis toujours. Et moi je ne mangeais pas. J’avais les yeux perdus dans les siens qui étaient vifs, qui semblaient chercher quelque chose.
Je l’écoutais. Sa voix était une mélodie.
Alors j’ai eu une révélation : depuis la grande sécheresse je n’ai pas défait le pagne d’une femme. Plus de vingt ans ! Où avais-je l’esprit ? Comment ai-je donc pu vivre en me préoccupant seulement de manger et de dormir ?
Pourtant je rencontre beaucoup de femmes. Tous les jours. Partout, je rencontre des femmes de tous les âges, de toutes les tailles, de toutes les conditions. Ce sont elles qui ne me rencontrent pas. Elles ne me voient pas. Elles ne me regardent même pas. Leus yeux ne tombent que sur ma sébile de mendiant.
Celle-ci me regardait. Elle me parlait. Elle riait. Et ses yeux étaient de plus en plus brûlants :
-       Ils sont tous sortis en ville. Je suis seule. Aucun ne reviendra ici avant 11 heures.
Il n’était même pas 9 heures. Plus de deux heures. Seuls ! Et si elle avait remarqué que… je suis un homme ?
Non ce n’est pas possible ! Pas avec moi, voyons !
Me voici en sueur. Dans ma tête, une voix crie :
-       Tiens bon Bonkano ! Garde la main tendue ! Demande ! De toutes les façons, c’est ton métier. Tiens bon ! Il n’y a pas de honte à demander. Au pire, elle refuse. Et puis après ? Allez, vas-y ! Demande ! Demande et on te donnera…
La dame s’approche encore :
-       Il fait chaud aujourd’hui. Viens donc par ici !
Sa main sur mon épaule est à la fois douce et impérieuse. Elle m’introduit dans le salon. Une vaste pièce bourrée de fauteuils profonds comme la mort, et fraiche comme le paradis. Vraiment, il y a des gens qui n’ont pas besoin de mourir ! Nous sommes restés longtemps dans ce paradis sur terre.
Mais je n’ai pas osé.
Les jours suivants, j’ai beau m’égosiller devant le portail personne n’est venu m’ouvrir.
Ce n’est pas grave ! Que Dieu nous prête longue vie seulement !
Qu’il mette encore sur mon chemin un vrai regard, un vrai sourire, quelqu’un d’humain.

samedi 30 juin 2012

Mille francs équivoques


La nouvelle inédite qui suit donne une bonne idée des tourments infligés par la recherche, au jour le jour, des « petits sous indispensables » à toutes formes de survie – ce cercle vicieux qui laisse exsangue et auquel Alfred n’échappait pas, comme n’y échappent pas aujourd’hui ses amis et la quasi totalité des artistes. Les mille francs dont il s’agit ici sont un prétexte on ne peut plus réaliste pour évoquer cette chasse et, en même temps, aborder la démultiplication d’un malentendu inhérent  à la société nigérienne – ici entre les adultes et les enfants.
L’enfant est au cœur de plusieurs nouvelles d’Alfred. Le fait est tout à fait remarquable. Il a su transformer une délicatesse d’observation en une force de vérité frontale. On sent très bien dans ces différentes nouvelles la sincérité de sa proximité avec les petits frères. Ce n’est pas seulement parce qu’il fut professeur, il avait su préserver en lui cette part d’innocence - luxe comparable à la passion de la littérature. N’osons pas parler de thème chez un auteur, qui se méfiait des tentations de prédication qu’offre la qualité d’écrivain, mais d’une insistance révélatrice à évoquer, par le récit populaire, ce terreau de violence sourde où s’érigent les murs de l’éducation. Ce trait acide souligne, comme toujours, l’un de ces paradoxes saisissants, cruels et empathiques, qui font le sel des contes doux amers d’Alfred Dogbé.
Un matin à Niamey, peinture de Sani

Boris fait l’école buissonnière

1
Ce matin –là, Boris s’est réveillé comme si un scorpion l’avait piqué. Il ouvre la fenêtre et se penche pour scruter le sol de la cour déserte. Il lui semble voir les sillons que trace chaque matin la moto de son père.
- Aïe ! Il est déjà parti!
Découragé, Boris se laisse tomber sur son matelas. La pièce est plongée dans la pénombre de l’aube. Toute la maison est silencieuse. La radio ne donne pas les nouvelles du monde depuis la chambre de ses parents. Un bruit régulier du balai sur le sable lui parvient : sa mère. Elle est en train de s’activer dans un coin. Soudain une sonnerie retentit. Boris sursaute. Son visage s’éclaire de joie: il a reconnu le réveil-matin de son père. Boris ne l’entend presque jamais, car il sonne toujours à cinq heures trente. Le père sort de la chambre, une serviette nouée autour de la hanche, et son sac de toilette à la main. Il voit son fils debout à la fenêtre et non pas endormi comme d'habitude sur son matelas au milieu du salon.
- Boris ?…
- Bonjour papa!
- Déjà debout ?… Tu vas bien?
- Oui…
Sans plus de commentaire, le père rejoint les toilettes dans la cour. Le père est toujours pressé le matin. Il a juste le temps de s’habiller, de déjeuner et d’enfourcher sa moto pour se présenter au bureau à sept heures pile.
D’habitude, c’est lui qui réveille Boris au moment de partir. Boris ne se lève que beaucoup plus tard lorsque sa mère vient balayer les chambres. Et même qu’elle doit presque se fâcher avant que garçon n’accepte de sortir des draps. Aujourd’hui, Boris a déjà rangé le matelas sous le buffet. Il a remis la table et les fauteuils à leur place, exactement là ou il avait fait sa couche. Il a pris sa douche matinale et s’est habillé à toute vitesse. Avant six heures, il est venu s’asseoir en face de son père qui finissait son café au lait.
- Tu es bizarre, ce matin. Qu’est-ce qui ne va pas, Boris ?
- Papa,…et pour mon pique-nique ?
- Ecoute, Boris… je n’ai pas d’argent en ce moment… On verra ça demain, hein?…C’est à toi que je parle, non ?… Boris!
Boris n’attend pas la suite. Il se lève et tourne le dos. Le père hurle :
- Reviens ici tout de suite! Quelles sont ces manières ?
Les petites sœurs de Boris, Hadju et Akou, sont brutalement arrachées au sommeil. Elles sortent de la chambre à coucher pour regarder sans comprendre le père qui crie sa colère.
- Que veux-tu que je fasse? Je n’en ai pas, je n’en ai pas !… Je voulais bien te faire plaisir… Ah oui ! C’est pour ça que tu t’es réveillé avant tout le monde ? Eh bien, tu peux te coucher. Tu peux dormir jusqu’à huit heures… pour être en retard comme tous les jours. Si à quatorze ans, tu n’es pas encore capable de comprendre la situation de ta famille, si tu peux pas comprendre les efforts que, ta mère et moi, nous faisons pour vous, alors là, tu es vraiment bien parti !
- Que se passe t’il ? Interroge la mère de Boris qui a accouru, alertée par la voix de son mari.
- Il se passe que ton fils veut me cracher à la figure parce qu’il ne pourra pas jouer au fils à papa. Tout ça c’est ma faute d’ailleurs : si je t’avais pas inscrit dans cette école. Moi aussi j’ai des amis qui font des pique-niques, et je n’y vais pas. Tu sais pourquoi ? Parce que je veux que vous fassiez de bonnes études, toi et tes sœurs. Comprends ça une fois pour toutes et cesse de te prendre pour ce que tu n’es pas !
Le père sort sans finir son petit déjeuner, sans dire au revoir à personne comme il le fait tous les jours. Il démarre sa moto comme un cascadeur, se cogne presque au portail et laisse derrière lui un épais nuage de fumée.
Quand le silence revient dans la maison, la mère rejoint Boris dans le coin où il s'est mis.
- Ne sois pas méchant, tu sais bien que  s’il avait cet argent il te l’aurait donné.
- Moi je ne lui ai rien dit. Il faisait son bruit tout seul. C’est toujours comme ça quand il ne veut pas tenir ses promesses. C’est lui qui m’a promis les mille francs.
- Mais s’il n’en a pas?
- Il en a. De toutes les façons, tu es toujours avec lui, contre moi. Il peut garder son argent. Qu’il le garde ! Il va voir, j’irai à ce pique-nique sans son argent ! Qu’est-ce qu’il croit ?
Boris pleure et il parle de plus en plus fort tout en fouillant dans ses affaires. Il se saisit de son cartable et sort à son tour. Sans déjeuner, lui aussi.
- Boris ! Boris ! Que vas-tu faire ?
Sa mère le regarde franchir le portail. Elle est à la fois triste et fière.
- Il est aussi entêté que son père !… Bah! Il va se calmer. Ils vont tous se calmer… Si seulement ils pouvaient ne pas se disputer tout le temps !
2
Boris marche à grandes enjambées furieuses, la tête en feu et le cœur bouillonnant de colère. Tous ses camarades ont déjà versé leur cotisation. Sauf lui. Pourtant, il a accepté de se priver d’argent de poche depuis deux semaines. En échange son père devait lui remettre mille francs. C’était ce qui était convenu. Mais son père n’a pas arrêté de lui chanter la même rengaine:
- Pas ce matin, certainement ce soir. Demain s’il plaît à Dieu…
Plusieurs fois Boris a obtenu un délai supplémentaire auprès de ses camarades. Il n’en sera plus question. Et maintenant, c’est trop tard pour se désister. On va lui rire au nez.
- Tu te rappelles, Boris, quand nous étions au bord du fleuve?…Ah oui, tu n’y étais pas... Aïe aïe aïe! Tu a manqué des choses… Mais pourquoi donc ?…
Boris quitte le chemin qui conduit au collège. Il pénètre dans une maison abandonnée. A l’abri des regards, il se débarrasse du pantalon kaki et de la chemise de popeline bleue. Il endosse un jean et un T-shirt blanc qu’il a pris soin d’emporter. Il cache son sac d’écolier sous un tas des briques. Désormais, Boris peut passer pour n’importe quel enfant de la rue. Libre de faire ce qu’il veut. Son plan est de se rendre au Petit Marché et de travailler comme porteur. Utiliser ses mains et ses forces pour gagner l'argent que son père lui refuse.
Boris marche longtemps dans les ruelles encombrées du Petit Marché. Personne ne s’intéresse à lui. Au quartier des vendeuses de poisson frais, une dame le fixe dans les yeux tout en criant :
- Gare à vos poches! Les petits voleurs sont parmi nous!
La femme est maigre comme un fil de fer. Le garçon a honte. Il prend peur aussi. Il s’éloigne très vite, en évitant soigneusement de toucher les passants. Sa mère lui a plusieurs fois raconté qu’il suffit que quelqu’un crie «Au voleur !» en montrant du doigt n’importe qui dans le marché pour que l’accusé soit aussitôt battu à mort. Boris ne reprend vraiment son souffle qu’une fois en dehors du marché.
3
Ses pas le conduisent au parking du super marché. Soudain il entend une voix derrière lui:
- Hé, jeune homme, viens m’aider !
Boris se retourne et voit une dame dans une posture incroyable. En équilibre sur un pied, elle a relevé le second, très haut, pour coincer un sac d’emballage entre son genou et son menton. Au bout de chacun de ses bras pendent des sacs de plastique. Tout autour d’elle, d’autres sacs pleins à ras bord éparpillés par terre. C’est à la fois drôle et pathétique. La dame, une Européenne, est toute rouge et sur le point d’exploser en larmes :
- Aide-moi s’il te plaît. Ma voiture est en face.
Boris s’approche.
Quand la dame reprend son souffle, elle sourit de reconnaissance. Ses dents sont toutes blanches. Elle se met à parler très vite :
- Oh la, la ! Qu’est-ce que j’ai eu chaud ! Je ne comprends pas pourquoi ils ne mettent pas des chariots à disposition comme partout. Qu’est ce que j’aurais fait si tu n’étais pas arrivé ? Voilà ! Doucement, voyons ! C’est fragile, tu sais ! Ce sont des verres à boire. C'est la fête de mon fils. Douze ans, aujourd'hui même. Je m’en souviendrai, hein, de cette journée… Ah, c’est sûr que je m’en souviendrai !
Elle ne cesse de parler que lorsque tous ses effets sont rangés dans le coffre de la puissante 4X4. Alors, elle s’immobilise bien en face de Boris et le regarde droit dans les yeux. Elle est belle. Elle sourit encore. Boris se dit :
- Ça y est ! J’ai enfin gagné l’argent qu’il me faut.
La dame lui tend une main chaleureuse.
- Je vous remercie infiniment.
Sa main est douce. Son haleine est fraîche. Boris se voit déjà dans la cour de l’école en train de raconter à ses camarades, béats et jaloux, qu’il a serré la main d’une femme blanche? Quand Boris réalise que sa main est vide, la puissante 4X4 est en train de piaffer d’impatience au feu rouge. Il s’élance à sa poursuite.
- Madame! Ho, Madame!
Boris ne fait que quatre pas. Au cinquième, il s’arrête net. Devant lui, une autre femme. La meilleure amie de sa mère. Elle vient à petits pas rapides. Aussitôt, Boris pivote sur lui–même et s’éloigne en boitant. Les talons de la dame claquent de plus en plus proche dans son dos.
- S’il elle me reconnaît, je suis mort !
La dame gagne du terrain. Alors, Boris abandonne sa démarche de faux boiteux pour fuir à toutes jambes.
4
Un peu plus tard, Boris tombe sur un groupe de porteurs qui déchargent des camions de sacs de sel. Tout un convoi de gros camions. Enfin du travail bien payé ! Boris propose ses services. On lui conseille de s’adresser à un homme que tout le monde appelle «Grand Frère ». C'est lui qui recrute et paie.
Boris le trouve allongé dans un hamac à l’ombre d’un nem. Une dizaine de personnes discutent bruyamment autour de lui. Grand Frère est grand et dégingandé. Il est vêtu d’un élégant boubou de basin blanc et brillant. Il parle peu. Ses gestes sont lents et mesurés. Ses petits yeux noirs se posent sur Boris. Un jeune homme lui apporte du thé vert. Il prend le verre, le sirote puis allume une cigarette. Ses dents, rougies par les noix de cola et le tabac, semblent teintées de sang. Sa voix est métallique.
- Tu es nouveau, ici.
- Je veux travailler.
- Tu as raison. Un homme doit travailler. Donne-moi ton nom et reviens demain.
Boris ne bronche pas. Alors, Grand Frère ajoute :
- Je veux bien t’aider mais il faut que tu sois patient. Tu t'appelles comment?
- Boris!
- Tu es très déterminé. J'aime ça. J'ai une idée! Omar! Omar ?
Tous ceux qui entourent Grand frère se mettent à héler le nommé Omar. Un homme d’une trentaine d’années arrive en courant. Il s’accroupit au pied du hamac.
- Me voici, Grand Frère.
- Ce jeune homme veut travailler. Tu vas lui vendre ta place.
- C'est comme tu veux, Grand Frère.
- Très bien! Chaque porteur est payé cinq cents francs par camion déchargé. Il prendra ta place. Vous partagerez la paie. Moitié, moitié. Chacun versera cinquante francs par camion à la caisse. C’est d’accord ?
Le nommé Omar est plutôt satisfait. Boris n’est pas du tout d’accord:
- Pourquoi je vais gagner la même chose que lui alors que c'est moi qui travaille ? Et puis la caisse c’est pourquoi ?
Un tollé d’exclamations s’élève autour de Boris.
- Quoi ?
- Hey ! Venez entendre ça!
- Il ose discuter les ordres du Grand Frère !
- Laisse-moi regarder ce morveux de plus près.
- C’est un élève, ça se voit tout de suite.
- Tu as raison : il faut avoir été abruti par l’école pour parler comme ça.
- Tout ce qu’on leur apprend c’est ça : Moi je pense que…Nous exigeons que…
- D’où sors-tu, même ?
- On ne t'a pas appris à te taire devant tes aînés ?
- Laissez-le tranquille! Petit, si ça ne te convient pas, tu peux partir.
Les lèvres de Grand Frère ne remuent presque pas quand il parle mais le silence est total. Boris, lui, n'est pas du tout impressionné par l'homme qui a domestiqué tout ce monde.
- Moitié, moitié… Mais c'est Omar qui paye la cotisation puisque...
Grand Frère lui coupe sèchement la parole :
- Tu peux partir!
Boris cède. Après tout, il suffit de décharger cinq camions. Il rejoint l'équipe des porteurs qui s'activent autour des camions.
Après le troisième véhicule, Boris a mal partout. Sa démarche provoque l’hilarité générale. Il manque plusieurs fois de s'écrouler sous le poids des sacs. Mais il tient bon jusqu'à la fin du cinquième camion. Alors, il demande à partir.
- Tu vois, ici ce n’est pas pour les femmelettes qui parlent beaucoup ; commente Grand Frère en lui remettant sa paie.
- Tu me dois mille francs. Où est le reste?
Grand Frère se met vraiment en colère. Boris ressent soudain une violente brûlure sur la joue droite. Puis une autre sur la gauche. Le vertige le terrasse au pied d’un immense tronc d’arbre tout blanc. L’arbre semble toucher le ciel. Le tronc se penche sur lui. Boris reconnaît les yeux noirs de Grand Frère qui lui sourit. Il a l'air gentil mais sa voix est métallique.
- Ici, ce n’est pas la brousse. C’est organisé, ici. Ce n’est pas la pagaille. Tu vas te lever et tu vas travailler comme les autres. Tout de suite ! Je vais prélever une amende sur ta paie pour t'apprendre à réfléchir avant de parler ! Dégage !
Boris se relève. Il voit encore flou mais il entend très bien les commentaires.
- Il s'en va comme ça ! Sans rien dire! Mais, bon Dieu, qu’est-ce qu’on leur apprend à l’école ?
- Qu’est ce qu’on dit, petit impoli ?
- Merci ! S’entend dire Boris qui ne sait même pas où il a mal.
- Merci qui ? Demande un autre.
- Merci, Grand Frère ! Lâche le collégien qui ne reconnaît plus sa propre voix.
Une fois suffisamment éloigné, Boris compte et recompte sa fortune: six cent cinquante francs. Il est midi. Il a faim, mais il n'ose pas prélever sur l'argent si durement acquis. Une seule question le tourmente : va t-il réunir les mille francs avant la fin de la journée ?
5
Au début de l’après-midi, Boris aperçoit un groupe de talibés qui jouent aux cartes à l’intérieur d’un vieux container. Il s'approche. Aussitôt les cartes disparaissent. Tous les joueurs se dressent sur leurs jambes, prêts à la fuite ou à la bagarre.
- Qu’est ce que tu cherches ?
- Rien, je voulais seulement regarder.
- C’est pas la télé ici.
- Si tu ne joues pas, tu dégages
- Je veux bien. C'est au 21 que vous jouez, non?
- La mise c’est cinquante francs.
- Quoi ?
- Nous, on ne joue pas pour s'amuser !
Boris n’a pas compris. On lui explique. C’est un jeu d’argent. Chaque joueur dépose  cinquante francs avant de recevoir trois cartes. Le gagnant c’est celui qui a un total de vingt et un points : il ramasse les mises de tous les autres joueurs. Les jeux d’argent sont interdits. La police arrête les gens qui s’y livrent. C’est pourquoi les joueurs ont un œil sur le jeu et l’autre sur les alentours. Deux d’entre eux gardent l’entrée du container. Ils ont des biceps et des poitrines de gladiateurs. Boris fait un calcul rapide. Il y a huit joueurs. Ce qui fait un gain de quatre cents francs par jeu. Il suffit de gagner une seule fois. Avec un peu de chance, il peut même gagner deux fois. L’occasion est vraiment belle. On lui fait de la place. Il dépose sa mise. Le jeu est rapide. Très rapide. Trois minutes plus tard, Boris a perdu deux cents francs. Il commence à regarder attentivement autour de lui. Il surveille celui qui bat les cartes. Quand les joueurs changent leurs cartes, il ouvre grand ses yeux. Mais c’est rapide. Trop rapide. Il continue de perdre. Il ne lui reste plus que cinquante francs. C’est son tour de donner les cartes. Il se concentre. Les cartes sont très vielles. Elles se collent les unes aux autres. Boris les bat très lentement. Il prie intérieurement :
- Bon Dieu, fais que je gagne! Je dois gagner!
Ses mains tremblent. Tout son corps tremble. Les autres le regardent en silence. Il donne les cartes une à une. Il dépose le talon. Il prend sa main. Lentement, très lentement. Il l’ouvre.
- Ouais, j’ai gagné!
Boris abat son jeu : Trois fois sept. Il a gagné. Il ramasse quatre cents francs. Il veut se retirer du jeu. Il se lève.
- Où vas-tu ?
- Assois-toi !
- Ici, ce n’est pas comme ça.
On lui explique la règle qu’il ignorait. Le joueur qui veut quitter le jeu après avoir gagné doit miser à la place de chacun de ses adversaires. Ce qui revient à leur abandonner tout son gain. Boris voit bien qu’il n’a pas le choix : Les bras croisés et le regard mauvais, les deux gladiateurs suivent la discussion depuis l’entrée du container.
Boris se rassoit. Il dépose sa mise. Le joueur suivant donne les cartes. Boris perd. Il perd au jeu suivant. La partie devient plus rapide. Il perd de plus en plus vite. Quand son tour arrive de donner les cartes, il ne lui reste plus rien. Il a perdu tout son argent en moins d’un quart d’heure. Il ouvre la bouche pour dire qu’il ne peut même plus payer sa mise. Ses lèvres sont sèches. Des larmes ruissellent de ses joues et tombent sur le paquet de cartes. Les autres éclatent de rire. Boris s’en veut de pleurer devant ces truands. Il se lève pour se retirer du jeu. Ses douleurs reviennent. Il a mal partout. Il ne voit rien. Sa jambe heurte l’épaule de quelqu’un. Il s’écroule au milieu des joueurs. Et les rires résonnent lourds comme un couvercle de plomb au-dessus de lui. On l’aide à se relever. Quelqu’un lui explique une autre règle : le joueur ruiné a droit à une mise gratuite. Une dernière chance à saisir. Boris accepte. Il bat les cartes. Il les donne. Il regarde sa main. Ses yeux sont toujours embués de larmes. Quelqu’un ramasse les mises. Boris ne peut même pas vérifier. Les autres s’en moquent. Ils sont pressés d’entamer une nouvelle partie.
- Bon, tu dégages ! Qui donne les cartes ? On perd pas de temps.
Boris se lève péniblement. Ses épaules et ses cuisses hurlent de douleur. Les gaillards s’effacent sur son passage. Pas un mot. Leurs yeux semblent dire :
- On t’a bien eu, pauvre con!
Boris s’éloigne lentement. Il est amer et furieux contre lui-même. Il a travaillé dur au point de tomber malade, juste pour remplir les poches des autres. Il n’est pas allé en classe. Quant au pique-nique… Non ce n’est pas la peine ! Maintenant, il ne veut qu'une seule chose : rentrer à la maison.
6
Le soir tombe. Boris marche tristement. Chaque pas lui coûte des douleurs dans les jambes et dans l’épaule. Il a dû faire un grand détour jusqu’à la maison abandonnée. Son père lui posera des questions. Il lui fera croire qu’il s’est attardé dans la cour pour jouer au football. Ainsi sa mère ne s’inquiétera pas pour ses courbatures. Tout à ses pensées, Boris avance vers la maison, indifférent à l’agitation de la rue. La porte d’une boutique s’ouvre brusquement et Boris la reçoit en  pleine figure.
- Oh pardon, monsieur! Vous n’êtes pas blessée ?
Boris lève la tête. Il croit rêver. La dame du parking avec ses sacs de plastique. Le regard franchement hostile de Boris la désoriente :
- Je suis vraiment désolée.
- Maintenant vous allez me payer.
- Pas question! Si tu es blessé, je suis prête à te conduire chez mon médecin. Mais je ne vois pas pourquoi je payerai, tu n’as pas travaillé pour moi!
- J’ai travaillé pour vous ce matin; et vous ne m’avez pas payé !
- Moi ?
- Au parking du petit marché. Vos colis étaient versés par terre. Je vous ai aidé à les porter jusqu’à la voiture. Ce n’est pas du travail, ça ?
- C’est vrai, en effe ! Excusez-moi, j’étais très pressée… Toutes mes excuses…
Elle ouvre son sac à main. Boris lâche un grand soupir.
Au fait tu n’étais pas habillé comme ça ce matin! Tu es un élève, toi!… Pour te donner mon avis, tu ferais mieux de rester en classe. Mais bien sûr, ce sont tes affaires. Tu fais comme tu veux ! Tiens! Mais…?
A l’entendre parler ainsi, Boris est pris de honte. Il se met à courir vers la maison sans prendre l’argent qu’il a réclamé. Il aurait voulu disparaître sous terre.
7
Boris arrive à la maison. Il fait déjà nuit. Son père ne lui laisse pas l’occasion de mentir :
- J’ai été à ton école. J’ai remis ta cotisation à tes camarades. Ah oui, j’ai aussi dit à ton directeur que tu ne te sentais pas bien. Demain fais attention à ce que tu leur diras.